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La décadence du technophile

AB_Interior_11_800La période de Noël est souvent l’occasion de recevoir des cadeaux plus ou moins réussis, traces éphémères de modes d’autant plus intenses qu’elles seront courtes. Ce n’est plus aujourd’hui qu’on peut émerveiller les enfants, comme jadis ma grand-mère le fut, avec une simple orange (qu’on laissait pourrir sur la commode car il n’était pas question de manger une telle merveille).

Noël ayant été progressivement vidé de sa substance religieuse par un travail de marketing de longue haleine (particulièrement, en France, depuis la pseudo-libération américaine), ce qui devait être un hymne au dépouillement et une invitation à l’émerveillement devant le miracle de la vie, même pour les non croyants, a progressivement glissé vers une orgie consumériste et une opération de promotion de la dernière PlayStation® ou du dernier iPhone®.

Ayant moi-même une attirance certaine pour la technique, je n’irai certainement pas blâmer ceux qui apprécient en connaisseurs ses derniers développements, et savent aussi reconnaître le beau dans ces objets d’apparence dépouillée mais bourrés de raffinements techniques qui peuvent aujourd’hui nous rendre tant de services. La technologie comme prolongement naturel de nos sens, de notre mémoire et de notre désir d’apprendre, tout cela nous fait apprécier de vivre une époque aussi “techniquement avancée”. Mais tout progrès entraîne inéluctablement avec lui, semble-t-il, sa propre décadence ; sans doute parce que la nature humaine éprouve un besoin irrépressible de sonder l’inutile, voire le nuisible – certains y verraient sans doute une des nombreuses expressions de la Loi de la variété requise de Ashby. Ou la nécessité pour l’évolution au sens large de s’appuyer sur une production d’entropie sans cesse croissante.

Ne nous en plaignons pas : ce contraste entre les raffinements techniques les plus subtils et leur utilisation la plus grotesque est une inépuisable source d’énergie humoristique. On pense découvrir les chefs-d’œuvre de l’esprit humain… et on constate dans un grand éclat de rire que l’ingénieur le plus doué est aussi parfois le dernier des crétins.

Attention, la vidéo ci-dessous n’a rien de parodique. Elle est en anglais non sous-titré, mais même les non anglophones devraient pouvoir comprendre de quoi il s’agit. Selon l’entreprise qui la diffuse, il s’agit de “la première percée révolutionnaire dans le transport depuis l’invention de la bicyclette, de l’automobile et de l’avion”. Accrochez-vous.

Résumons : la société Arca, qui développe pour l’essentiel des véhicules spatiaux ou volants (avec en particulier le développement de cette niche marketing pour milliardaires qu’est le tourisme spatial), nous présente sa dernière merveille sous la forme d’un tapis volant électrique. Dans une vidéo où il est difficile de ne pas voir l’influence des films promotionnels made in Apple (où des ingénieurs racontent sur fond blanc immaculé leur dernier orgasme vécu en concevant le tout nouvel écran à quinze mille milliards de pixels), Arca nous montre un ingénieur d’origine roumaine, Dumitru Popescu, réaliser le plus fou de ses rêves : s’élever péniblement de quelques centimètres, au-dessus d’une route plane et rectiligne (mais au coucher de soleil et filmé par un drone), sur une sorte de matelas à ventilateurs. Ceci après une séquence introductive sur fond de musique planante où l’on peut entendre :

Freedom. It is our greatest desire. It is what we all aspire to. All our efforts. All our dreams. All our ambitions. Can we truly be free? Can we feel it? Freedom… Now we can!

We created a vehicle, a tool, that will grant you total freedom. Freedom of movement, of travel, wherever you want, whenever you want. An extension of your will, of your creativity, of your desire to be free.

Ce qu’on peut traduire par :

La liberté. C’est notre désir le plus grand. C’est ce à quoi nous aspirons tous. Tous nos efforts, tous nos rêves, toutes nos ambitions. Pouvons-nous vraiment être libres ? Pouvons-nous le ressentir ? Être libre… Maintenant nous le pouvons !

Nous avons créé un véhicule, un outil, qui vous assurera une liberté totale. Liberté de mouvement, de voyager, où vous le voulez, quand vous le voulez. Une extension de votre volonté, de votre créativité, de votre désir d’être libre.

Bigre. Voilà donc un matelas de 145 x 76 x 15 cm (peu confortable car rigide, toutefois) aéroporté (jusqu’à 30 cm du sol ou d’une surface liquide) par 36 ventilateurs entubés totalisant une puissance de 203 kW, capable de soulever un pilote de 80 kg (ou 110 dans la version “poussée augmentée”) qui le contrôlera via son smartphone pour se laisser emporter dans une chevauchée folle jusqu’à la vitesse décoiffante de 20 km/h. Pendant au maximum 6 minutes (3 pour la version “poussée augmentée”), ce qui est bien assez vu le niveau sonore de l’engin : 92 dB, soit à peu près celui d’une tondeuse à gazon à moteur thermique à 1 mètre, et déjà dans la zone de danger pour l’audition. Après quoi une recharge de 6 heures s’impose, qu’on peut ramener à 35 min via un chargeur optionnel ArcaDock à 4500 dollars (et sans doute une installation électrique dédiée pour supporter l’ampérage conséquent). Le prix de cette merveille (hors options) ? Seulement 19 900 dollars.

Dans le temps, les enfants se fabriquaient des caisses à savon avec tout ce qu’ils pouvaient récupérer et dévalaient les pentes pour pas un rond (et quelquefois de belles égratignures). Aujourd’hui, on les pose comme des pots de fleurs dès l’âge de la poussette sur des quads électriques miniatures grotesques made in China, qui font un bruit de visseuse premier prix Carrefour, et atrophient leurs muscles comme leur sens du ridicule. Triste époque.

Autant on peut être émerveillé par le côté magique des gyropodes créés par Segway, qui semblent défier les lois de la pesanteur (alors qu’ils leur obéissent au doigt et à l’œil, au contraire), autant il est difficile de voir dans cette estrade soufflante qui se prend pour un tapis volant la concrétisation d’un rêve de gosse. Les lois de la physique étant ce qu’elles sont, cette monstruosité sera pour toujours incapable de freiner décemment comme de monter la moindre côte : on aura donc du mal à lui trouver une quelconque utilité, même pour qui peut dépenser 20 kilodollars sans y penser. Ce n’est pas demain la veille qu’on verra de jeunes hôtesses distribuer en centre ville des flyers pour de l’événementiel juchées sur des ArcaBoards.

Difficile également de s’enthousiasmer pour le bilan énergétique de l’engin : s’il “vole” à sa vitesse maximale (20 km/h) pendant six minutes, il parcourt 2 km avant de devoir être rechargé. Or sa puissance maximale est de 203 kW, probablement nécessaires en quasi-totalité la plupart du temps puisque le monstre ne sait faire qu’une chose : se maintenir à proximité du sol, en se déplaçant vaguement d’un côté ou de l’autre suivant l’inclinaison que lui donne le “pilote”. Même en n’en retenant que la moitié, soit 100 kW, ces 100 kW utilisés pendant 6 min, soit un dixième d’heure, font tout de même 10 kWh… pour parcourir 2 km. Soit 500 kWh aux 100 km (et 1000 si on prend la puissance totale). Même la Tesla Model S n’atteint pas (et de loin !) de tels sommets de gloutonnerie : moins de 20 kWh / 100 km selon les normes pour cette surpuissante voiture de luxe électrique, un peu plus si on profite de ses accélérations foudroyantes.

Rions, donc, puisque c’est meilleur pour la santé que d’en pleurer. Et puis, relativisons : avec le projet Mars One, qui se veut la première colonisation humaine de la planète Mars, et qui fut rapporté dans les media avec une étonnante (et inquiétante) bienveillance, on a droit à une arnaque d’un tout autre niveau. Non seulement par les sommes d’argent mises en jeu, mais aussi et surtout parce qu’il s’agit de faire payer des gogos pour leur propre suicide collectif.

Finalement, l’ArcaBoard est encore le côté lumineux de notre triste époque.

Un commentaire sur “La décadence du technophile

  1. L’Homme se prend pour Dieu, grâce à sa science et ses techniques.
    Or, le plus sophistiqué des drones n’arrive par au quart de la cheville d’un … moustique, qui:
    vole, marche (même au plafond), se nourrit tout seul, possède une sonde infra-rouge, a une trompe assez costaud pour percer la peau humaine, se reproduit en copulant avec un autre “drone” (femelle), ne pèse que quelques centièmes de gramme, ….
    Quelques humains sont très forts en science et techniques, certes, mais l’Homme moderne est un abruti qui n’a même pas le niveau des Platon, Aristote, Socrate, d’il y a plus de 2 300 ans …

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