Parmi les doléances exprimées par les Gilets jaunes, figure le droit de contester les politiques d’immigration massives présentées par l’oligarchie régnante comme un devoir d’accueil moralement obligatoire envers des peuples en détresse. Une immigration qualifiée par certains d’incontrôlée, par d’autres de planifiée et contrôlée dans le but d’affaiblir les peuples, ces masses laborieuses qui ont le culot de demander des comptes à leurs gouvernants.
Quiconque ose remettre en doute ce dogme migratoire, voire faire observer que les récents afflux de migrants “fuyant la guerre” (déclenchée par qui ?) sont majoritairement constitués d’hommes jeunes, et non de familles entières comme ce fut le cas par exemple pour les populations fuyant le Vietnam ou le Cambodge à d’autres époques, est immédiatement jeté dans la catégorie des racistes, des xénophobes, des fascistes et des sympathisants de l’extrêmedrouate. Il faut en effet être sacrément complotiste pour remarquer que si les pauvres migrants fuyant la guerre sont pour l’essentiel des hommes jeunes, c’est qu’ils sont laissé la plupart des femmes, des enfants et des vieillards se charger de rétablir la paix dans leur pays.
Pour tenter de garder la tête froide, et pouvoir argumenter sans s’énerver auprès de certains qui ont tout mais reprochent à ceux qui n’ont plus rien de ne pas assez partager, il vaut mieux s’appuyer sur des valeurs sûres, des œuvres qui sont restées non parce qu’elles ont bénéficié d’un marketing appuyé, mais tout simplement parce qu’elles ont fait progresser les connaissances humaines. Celle de Claude Lévi-Strauss en fait partie, un ethnologue “par accident” (il était philosophe de formation) qui ne faisait pas semblant de travailler, et partait de la réalité du terrain pour élaborer des théories plutôt que de partir d’une théorie pour aller glaner sur le terrain, entre deux congrès, quelques faits qui la confortent.
Dans la préface du recueil d’articles Le regard éloigné, publié en 1983, Claude Lévi-Strauss raconte comment son texte Race et Culture, lu à l’UNESCO le 22 mars 1971, a suscité quelque scandale parmi ceux de ses auditeurs qui plaçaient l’idéologie au-dessus des faits, le conformisme intellectuel avant le travail. Je me contenterai ici de reproduire la fin de cette préface (à partir du milieu de la p. 13, édition de 1983 chez Plon), sans commentaire mais en soulignant en gras quelques phrases qui me paraissent significatives.
L’ignorance n’est jamais vertu. Bonne lecture.
Je viens avec retard au texte intitulé Race et culture, pourtant placé en tête de ce recueil, parce qu’il appelle un commentaire plus long et surtout d’autre nature. En 1971, l’Unesco m’avait demandé d’ouvrir l’année internationale de lutte contre le racisme par une grande conférence. La raison de ce choix était probablement que, vingt ans auparavant, j’avais écrit un texte, Race et histoire, aussi commandé par l’Unesco (republié dans Anthropologie structurale deux, chapitre XVIII) qui a connu un certain retentissement. Sous une présentation peut-être neuve, j’y énonçais quelques vérités premières, et je me suis vite aperçu qu’on attendait seulement de moi que je les répète. Or, à l’époque, déjà, pour servir les institutions internationales auxquelles plus qu’aujourd’hui je me sentais tenu de faire crédit, dans la conclusion de Race et histoire j’avais quelque peu forcé la note. Du fait de l’âge peut-être, des réflexions suscitées par le spectacle du monde certainement, je répugnais maintenant à cette complaisance, et je me convainquais que, pour être utile à l’Unesco et remplir honnêtement la mission qu’on me confiait, je devais m’exprimer en toute franchise.
Ce fut un assez joli scandale. Je remis le texte de ma conférence quarante-huit heures à l’avance. Le jour venu et sans que j’en eusse été averti, René Maheu, alors Directeur général, prit d’abord la parole pour prononcer un discours dont le but n’était pas seulement d’exorciser par anticipation mes blasphèmes, mais aussi et même surtout, de bouleverser l’horaire prévu afin de m’obliger à des coupures qui, du point de vue de l’Unesco, eussent été autant de gagné. Je réussis néanmoins à lire mon texte et terminai en temps voulu. Mais, après la conférence, je rencontrai dans les couloirs des membres du personnel de l’Unesco, catastrophés que je m’en fusse pris à un catéchisme qui était pour eux d’autant plus un article de foi que son assimilation, réussie au prix d’efforts méritoires contre leurs traditions locales et leur milieu social, leur avait valu de passer d’un emploi modeste dans quelque pays en voie de développement à celui, sanctifié, de fonctionnaires d’une institution internationale1.
De quels péchés m’étais-je donc rendu coupable ? J’en aperçois rétrospectivement cinq. J’ai d’abord voulu rendre l’auditoire sensible au fait que, depuis les premières campagnes de l’Unesco contre le racisme, quelque chose s’était passé dans la production scientifique et que, pour dissiper les préjugés raciaux, il ne suffisait plus de ressasser les mêmes arguments contre la vieille anthropologie physique, ses mensurations du squelette, ses étalonnages de couleurs de peau, d’yeux et de cheveux… La lutte contre le racisme présuppose aujourd’hui un dialogue largement ouvert avec la génétique des populations, serait-ce seulement parce que les généticiens savent bien mieux que nous démontrer l’incapacité de fait ou de droit où l’on est pour déterminer, chez l’homme, la part de l’inné et celle de l’acquis. Mais, la question se posant désormais en termes scientifiques au lieu de philosophiques, les réponses même négatives qu’on lui donne perdent leur caractère de dogme. Entre ethnologues et anthropologues, le débat sur le racisme se déroulait naguère en vase clos ; reconnaître que les généticiens y font passer un grand souffle d’air frais me valait le reproche d’introduire le loup dans la bergerie.
En second lieu, je m’insurgeais contre l’abus de langage par lequel, de plus en plus, on en vient à confondre le racisme défini au sens strict et des attitudes normales, légitimes même, et en tout cas inévitables. Le racisme est une doctrine qui prétend voir dans les caractères intellectuels et moraux attribués à un ensemble d’individus, de quelque façon qu’on le définisse, l’effet nécessaire d’un commun patrimoine génétique. On ne saurait ranger sous la même rubrique, ou imputer automatiquement au même préjugé l’attitude d’individus ou de groupes que leur fidélité à certaines valeurs rend partiellement ou totalement insensibles à d’autres valeurs. Il n’est nullement coupable de placer une manière de vivre et de penser au-dessus de toutes les autres, et d’éprouver peu d’attirance envers tels ou tels dont le genre de vie, respectable en lui-même, s’éloigne par trop de celui auquel on est traditionnellement attaché. Cette incommunicabilité relative n’autorise certes pas à opprimer ou détruire les valeurs qu’on rejette ou leurs représentants, mais, maintenue dans ces limites, elle n’a rien de révoltant. Elle peut même représenter le prix à payer pour que les systèmes de valeurs de chaque famille spirituelle ou de chaque communauté se conservent, et trouvent dans leur propre fonds les ressources nécessaires à leur renouvelle ment. Si, comme je l’écrivais dans Race et histoire, il existe entre les sociétés humaines un certain optimum de diversité au-delà duquel elles ne sauraient aller, mais en dessous duquel elles ne peuvent non plus descendre sans danger, on doit reconnaître que cette diversité résulte pour une grande part du désir de chaque culture de s’opposer à celles qui l’environnent, de se distinguer d’elles, en un mot d’être soi ; elles ne s’ignorent pas, s’empruntent à l’occasion, mais, pour ne pas périr, il faut que, sous d’autres rapports, persiste entre elles une certaine imperméabilité.
Tout cela devait être rappelé, et plus encore aujourd’hui où rien ne compromet davantage, n’affaiblit de l’intérieur, et n’affadit la lutte contre le racisme que cette façon de mettre le terme, si j’ose dire, à toutes les sauces, en confondant une théorie fausse, mais explicite, avec des inclinations et des attitudes communes dont il serait illusoire d’imaginer que l’humanité puisse un jour s’affranchir ni même qu’il faille le lui souhaiter : enflure verbale comparable à celle qui, lors du conflit des Malouines, a entraîné tant d’hommes politiques et de publicistes à dénommer combat contre un vestige du colonialisme ce qui n’était en fait qu’une querelle de remembrement.
Mais parce que ces inclinations et ces attitudes sont, en quelque sorte, consubstantielles à notre espèce, nous n’avons pas le droit de nous dissimuler qu’elles jouent un rôle dans l’histoire : toujours inévitables, souvent fécondes, et en même temps grosses de dangers quand elles s’exacerbent. J’invitais donc les auditeurs à douter avec sagesse, avec mélancolie s’ils voulaient, de l’avènement d’un monde où les cultures, saisies d’une passion réciproque, n’aspireraient plus qu’à se célébrer mutuellement, dans une confusion où chacune perdrait l’attrait qu’elle pouvait avoir pour les autres et ses propres raisons d’exister. En quatrième lieu, j’avertissais, puisqu’il semblait en être besoin, qu’il ne suffisait pas de se gargariser année après année de bonnes paroles pour réussir à changer les hommes. Je soulignais enfin que pour éviter de faire face à la réalité, l’idéologie de l’Unesco s’abritait trop facilement derrière des affirmations contradictoires. Ainsi — le programme de la Conférence mondiale sur les politiques culturelles, tenu à Mexico en 1982, devait le mettre encore mieux en lumière et je le cite donc — en s’imaginant qu’on peut surmonter par des mots bien intentionnés des propositions antinomiques comme celle visant à «concilier la fidélité à soi et l’ouverture aux autres », ou à favoriser simultanément «l’affirmation créatrice de chaque identité et le rapprochement entre toutes les cultures ». Il me semble donc que, vieux de douze ans, le texte de ma conférence reste encore actuel. Il montre, en tout cas, que je n’ai pas attendu la vogue de la sociobiologie, ni même l’apparition du terme, pour poser certains problèmes ; ce qui ne m’a pas empêché huit ans plus tard (ch. II du présent recueil) de donner mon sentiment sur cette prétendue science, d’en critiquer le flou, les extrapolations imprudentes et les contradictions internes.
Hors les textes dont j’ai déjà parlé, il y a peu à dire sur ceux qui suivent, sinon que plusieurs, écrits pour des mélanges en l’honneur ou à la mémoire de collègues, souffraient dans leur rédaction première des inconvénients inhérents à ce genre d’exercice. On promet par amitié, admiration ou estime, et l’on retourne aussitôt à des tâches qu’on n’a ni le goût ni la liberté d’interrompre ; quand expire le délai, il faut expédier un texte qu’on aurait dû mieux soigner, en se donnant pour excuse que le dédicataire sera plus sensible à l’intention qu’à la matière, et que, de toute façon, une composition hétéroclite, habituelle pour des mélanges, leur vaudra fort peu de lecteurs. J’ai donc revu de près ces textes pour en nuancer les termes, réparer des omissions ou combler çà et là des lacunes dans l’argumentation.
Enfin, dans la dernière partie, j’ai rassemblé divers écrits entre lesquels n’apparaît pas immédiatement un lien : considérations sur la peinture, souvenirs de ma vie à New York il y a quelque quarante ans, propos de circonstance sur l’éducation et sur les droits de l’homme. Pourtant, un même fil les traverse et les rattache au premier chapitre du livre : pris ensemble, on peut y voir une réflexion sur les rapports de la contrainte et de la liberté. Car si les recherches ethnologiques apportent un enseignement à l’homme moderne, c’est bien que des sociétés souvent décrites comme soumises à l’empire de la tradition, et dont toute l’ambition serait de rester telles, jusque dans leurs moindres usages, que les dieux ou les ancêtres les créèrent au commencement des temps, offrent au regard de l’investigateur un foisonnement prodigieux de coutumes, croyances et formes d’art qui témoignent pour les capacités de création inépuisables de l’esprit humain.
Qu’il n’y ait pas d’opposition entre la contrainte et la liberté, qu’au contraire elles s’épaulent — toute liberté s’exerçant pour tourner ou surmonter une contrainte, et toute contrainte présentant des fissures ou des points de moindre résistance qui sont pour la création des invites — rien ne peut mieux, sans doute, dissiper l’illusion contemporaine que la liberté ne supporte pas d’entraves, et que l’éducation, la vie sociale, l’art requièrent pour s’épanouir un acte de foi dans la toute-puissance de la spontanéité : illusion qui n’est certes pas la cause, mais où l’on peut voir un aspect significatif de la crise que traverse aujourd’hui l’Occident.
Pour comprendre cette crise dont parle Lévi-Strauss, je ne saurais trop recommander à mes lecteurs l’ouvrage encyclopédique de Hervé Juvin La grande séparation, dont j’ai déjà fait ici une fiche de lecture. Ou encore, sur des aspects plus limités à une frange de la caste politico-médiatique, celle qui persiste à lutter contre un fascisme imaginaire tout en contribuant à mettre en place le nouveau fascisme réel, Les mystères de la gauche de Jean-Claude Michéa.
Bonjour,
Ce matin j’entendais à la radio une histoire d’enquète organisée par le gouvernement sur la discrimination à l’embauche par les entreprises.
Le journaliste de rappeler que la discrimination à l’embauche est interdite en France.
Diantre.
Mais comment fait-on ? On fait plouf-plouf se sera toi ?
Choisir c’est discriminer. A partir du moment où il y a plus d’un candidat pour le poste, il y a discrimination, puisqu’un seul sera retenu pendant que les autres seront exclus.
En réalité, même le simple fait d’utiliser le langage consiste à discriminer. La langage ne consiste pas à nommer les choses mais à donner une valeur aux choses, c’est la symbolisation.
L’idéologie égalitariste pour laquelle tout est égal à tout conduit à cette situation qui nous empêche de penser puisque si l’on ne peut pas exprimer les différences, si l’on ne peut placer les choses sur une échelle de valeur, alors nulle pensée n’est possible, par ce simple fait que penser, c’est discriminer.