Un paradigme, au sens de l’épistémologie, est un ensemble cohérent de représentations du monde dont il est en général difficile de sortir, justement à cause de sa cohérence : tant qu’il est productif, c’est une mine qu’on exploite, mais à la longue, il finit par devenir une ornière intellectuelle. Si l’on veut être encore plus chic, on peut aussi employer le terme allemand de Weltanschauung (littéralement représentation du monde).
Le mot de paradigme a été popularisé par le philosophe des sciences Thomas Kuhn, qui a montré dans son oeuvre majeure, La structure des révolutions scientifiques, que les sciences progressaient non de façon continue, mais par des ruptures correspondant à autant de “changements de paradigme”. Illustrons cette idée par un petit exemple marquant tiré de l’optique, expliqué par le génial Richard Feynman dans son célèbre cours de physique.
L’optique est, encore aujourd’hui, enseignée aux étudiants selon deux angles de vue radicalement différents : l’optique géométrique et l’optique ondulatoire (il existe encore d’autres approches, comme l’optique quantique, mais il s’agit là de raffinements encore plus récents qui ne constituent pas la base de l’enseignement).
En optique géométrique, la lumière est considérée sous la forme de rayons lumineux se propageant le plus souvent en ligne droite (dans un milieu homogène) ou, à la rigueur, en exécutant des virages très doux comme dans le cas des mirages. Cela donne l’occasion aux étudiants de faire de jolis dessins où des rayons lumineux sont déviés par des prismes et lentilles selon des règles géométriques précises qui permettent d’expliquer la formation des images dans un appareil photo, ou sur la rétine.
En optique ondulatoire, c’est une tout autre histoire : la lumière se comporte comme une onde tridimensionnelle, le front de l’onde (la crête de la vague, mais une crête qui est une surface) étant perpendiculaire au rayon lumineux de l’optique géométrique. Ce qui donne l’occasion de faire d’encore plus jolis dessins, mais tellement compliqués qu’en général on évite de les faire. En particulier lorsque la lumière traverse de petites ouvertures, et se met alors à ne plus filer droit du tout.
Il est tout de même étrange que des descriptions aussi radicalement différentes traitent en réalité de la même chose. En particulier, si la lumière commence à se comporter “bizarrement” (en n’allant pas tout droit) lorsqu’elle traverse des ouvertures petites, ou même simplement frôle des obstacles, comment fait-elle pour “savoir” que ces obstacles sont présents ?
Comme on commence par enseigner l’optique géométrique (plus simple), il est difficile de s’affranchir de cette idée de rayon lumineux, représentant si simplement le trajet de la lumière, tel que nous en faisons l’expérience dans la nature. Pourtant le noeud du problème est là : plutôt que d’essayer de comprendre comment les rayons lumineux sont déviés au voisinage d’obstacles, il faut admettre que c’est de la propagation dans tous les sens qu’émerge la ligne droite, et non l’inverse ! Comment est-ce possible ? Grâce à la propriété qu’ont les ondes de pouvoir s’annuler mutuellement, et qui est la capacité d’interférer.
Au lieu de nous intéresser aux bords de l’ouverture, il faut s’intéresser à tous les chemins que peut prendre la lumière, sans aucune restriction. Aussi étonnant que cela puisse paraître, c’est la somme de tous les chemins possibles qui donnera, par annulation mutuelle de certaines ondes, l’illusion que la lumière chemine en ligne droite à travers les ouvertures assez grandes. Et c’est la disparition de certains de ces chemins (arrêtés par l’obstacle opaque) qui permet à la lumière de suivre des trajets plus fantaisistes lorsque l’ouverture se rétrécit. Cela se justifie mathématiquement, mais on s’en passera ici.
On a fini par comprendre plus en profondeur le comportement de la lumière en renversant la question : ce qui nous semblait la règle (le rayon lumineux filant droit) est en réalité l’exception, et ce qui nous semblait une “déviation” par rapport à la règle est en réalité la règle !
Cette façon de penser, très féconde en sciences, ne se limite pas à ce type de savoir : elle doit au contraire toujours être présente à notre esprit, pour nous permettre de déjouer les pièges de notre intelligence limitée… ou ceux tendus par d’autres personnes qui voudraient tirer parti de nos faiblesses !