Le genre : sociologie politique moqueuse
Jean-Claude Michéa, professeur de philosophie à la retraite, fait partie de ces “semi-pestiférés” des media dominants : on l’invite rarement, mais on l’invite tout de même, histoire de montrer qu’on a l’esprit large, sans oublier bien sûr de mettre en face de lui un chroniqueur ou éditorialiste aussi à l’aise face au micro que lui est emprunté, et aussi superficiel (donc confortable à l’écoute) que lui est profond (donc exigeant pour l’attention de l’auditeur).
Exemple sur France-Culture, la radio qui ose présenter Caroline Fourest comme une journaliste :
Les livres de Michéa sont courts et d’une structure, pouvant rebuter certains, qu’on peut qualifier d’ “universitaire” : les commentaires sur le texte, sous forme de notes et de sous-notes, sont plus longs que le texte lui-même. On retrouve là une manie bien connue des publications scientifiques, que Georges Pérec avait joyeusement croquée dans son impayable Experimental Demonstration of the tomatotopic organization in the Soprano. Mais revenons au sujet : les mystères de la gauche.
Beaucoup de nos hommes et femmes politiques “de gauche”, devant la montée croissante des inégalités sociales et du chômage dont souffrent les plus démunis, disent militer pour une “vraie gauche”, autre façon de dire que celle de leurs concurrents est la fausse, celle qui n’est “pas assez à gauche” et fait “trop de cadeaux au patronat”. Cela rappelle, au passage, ceux qui militent pour “une autre Europe” ou “plus d’Europe” au fur et à mesure que l’Union Européenne se révèle chaque jour un peu plus catastrophique pour les peuples (mais pas pour ses dirigeants).
Le grand mérite de Michéa est de renverser la perspective (pour ne pas dire le paradigme) : non, la trahison des classes populaires par la gauche n’est pas un accident dû à des “compromis avec le capital”, la faute à “pas assez de gauche”, mais au contraire la conséquence logique des valeurs philosophiques portées par cette gauche (qu’il ne confond pas avec le socialisme), à savoir le refus des normes sociales conduisant à un individualisme exacerbé, le libéralisme économique étant la conséquence du libéralisme culturel, qui est donc l’origine de la marchandisation de tout (et même de tous…) dans un monde sans limites morales et morcelé en “communautés” ayant perdu la notion de bien commun.
Malgré une forme parfois désagréable par ses renvois, ce livre est une petite merveille de philosophie politique, maniant les concepts avec un humour toujours bienvenu. Extrait :
“Le problème, c’est que la croyance constitutive de la gauche en un “sens de l’histoire” (la majestueuse marche en avant automatique du genre humain, de la révoltante “barbarie” originelle – les Dogons et les Yanomanis – jusqu’à la merveilleuse modernité occidentale – Steve Jobs, les centrales nucléaires et la Techno Parade) rendait a priori très compliquée la critique radicale (ou même la simple compréhension) de cette évolution pourtant si logique du capitalisme. Il était déjà, en effet, psychologiquement difficile pour un “homme de progrès”, d’accepter la vieille idée socialiste selon laquelle les individus avaient “dû sacrifier la meilleure part de leur qualité d’hommes pour accomplir les miracles de la civilisation” industrielle moderne (Engels). Mais aucun progressiste un tant soit peu cohérent (c’est-à-dire intimement convaincu qu’avant c’était forcément pire dans tous les domaines) n’aurait pu admettre sans trembler l’idée – pourtant nouvelle – qu’une partie pourtant décisive, et surtout sans cesse croissante, de la “richesse” matérielle produite par le nouveau capitalisme de consommation (ainsi, naturellement, que le mode de vie “libéré” qui en représente l’envers culturel et qui avait pris naissance aux États-Unis quelques décennies plus tôt) contribuait, dans les faits, à compromettre chaque jour un peu plus la possibilité d’édifier une société socialiste décente. De là, la certitude à présent inébranlable – et qui est au principe de toute sensibilité de gauche moderne – selon laquelle tout jugement négatif à propos des effets de cette modernisation économique, morale et culturelle permanente que le capitalisme de consommation induit nécessairement – le plan Marshall et les “trente glorieuses” en avaient donné le coup d’envoi – ne saurait procéder que d’une coupable “nostalgie” pour un monde “disparu” ou d’un sinistre penchant “réactionnaire” au “repli sur soi” et à la “peur de l’autre” (comme si, en somme, Jacques Tati et Sempé étaient devenus les symboles mêmes de toutes ces idées “nauséabondes” qui pourraient un jour nous ramener aux “heures les plus sombres de notre histoire”).