L’article ci-dessous est une traduction d’un article original de William Engdahl, économiste et écrivain américain né au Texas et vivant en Allemagne, spécialiste de la géopolitique du pétrole et consultant en risques stratégiques (j’ai déjà évoqué sur ce blog un de ses livres : Pétrole, une guerre d’un siècle, absolument remarquable). L’article est paru initialement le 27 janvier 2015 dans New Eastern Outlook, un journal en ligne basé à Moscou traitant de l’Orient au sens large. Il a été repris le 2 février dans Veterans Today, journal en ligne américain traitant de questions militaires et stratégiques, animé principalement par des vétérans de guerre. Le commentaire de Jim W. Dean sur l’article de William Engdahl me semblant intéressant, vous trouverez ci-dessous leurs deux contributions traduites, telles qu’elles apparaissent dans Veterans Today.
Histoire de bien insister sur le fait qu’il n’y a aucun problème entre Russes et Américains, ou habitants de n’importe quel autre pays du monde, mais que les conflits et guerres viennent toujours d’oligarchies ivres de puissance et sans règles éthiques, ne recherchant jamais le bien commun mais toujours leur propre profit égoïste…
Le boom du pétrole de schiste américain était une bulle de Wall Street
[Note de l’éditeur : Nous avons commencé à écrire sur l’éclatement de la bulle des gaz et pétrole de schiste au début de l’année dernière. Mais nous ne prétendons pas en être les vrais experts, puisque VT a une équipe qui ratisse large, et frère Engdahl était au courant de cette fumisterie depuis le début.
Nous savons qu’une chose est bonne lorsque nous la découvrons, et nous avons donc vigoureusement soutenu son travail, y compris en le recommandant à New Eastern Outlook, notre partenaire de publication à Moscou, où il est devenu un contributeur de premier choix.
Engdahl nous a expliqué tous les fondamentaux des gaz et pétrole de schiste, et l’économie associée qui est une fois encore clairement une arnaque de riches. Ce qui nous a surpris c’est quand l’Occident a enclenché la crise ukrainienne et le rouleau compresseur médiatique préparé à l’avance.
Ils ont soutenu que l’Union Européenne avait besoin de sources de gaz alternatives afin de ne pas être prisonnière du marché gazier russe. Cela semblait trop bien préparé pour tomber à ce point à pic [NdT : littéralement “introduit au chausse-pied”] dans la crise énergétique ukrainienne. On sentait la mise en branle des habituelles opérations de guerre psychologique.
Le Congrès a une fois de plus montré jusqu’où il pouvait descendre, avec les crétins jacassant sur comment les exportations américaines de gaz pourraient remplacer le gaz russe. Ce serait une aubaine pour les revenus à l’export des USA, et nous pourrions alors faire de l’Europe un otage énergétique.
Gordon Duff a pulvérisé ces âneries lorsque ses recherches ont montré que toute notre production connue de gaz de schiste avait déjà été pré-vendue à des clients asiatiques. Non seulement il aurait fallu trouver de nouvelles ressources en gaz, mais les infrastructures à construire ici [NdT : aux USA] et en Europe seraient au bas mot un projet de dix ans.
Du côté européen, des terminaux gaziers horriblement coûteux [NdT : en raison du transport du gaz à l’état liquide, à -161°C, par navires spéciaux] devraient être construits (à supposer qu’on arrive à trouver de la place pour cela quelque part), plus un nouveau système de distribution à travers l’Atlantique.
Les critiques ont rapidement émergé dans l’UE, avec une première estimation de 100 milliards de dollars pour réaliser tout cela. Personne n’avait idée d’où l’argent pourrait venir. Et lorsqu’on ajoutait les coûts énormes de ce très cher gaz américain liquéfié, les consommateurs européens se retrouvaient avec un désastre économique, avec une augmentation estimée de leurs factures de 50%.
Voilà le niveau de stupidité de certains de ces membres du Congrès. C’est quasi indescriptible, et c’est juste un des problèmes. Ceux qui sont réellement capables de comprendre des problèmes complexes ou même seulement de flairer une arnaque vieille comme le monde sont rares. La plupart ne sont que des marionnettes à qui on donne des jetons de parole.
Ils sont méprisés par les factions loyales de la communauté de la défense, y compris par beaucoup des leaders, comme John McCain. Beaucoup d’entre eux ont toujours été considérés comme des risques pour la sécurité nationale, pas seulement à cause de leur travail avec le renseignement israélien, mais aussi parce qu’ils seraient capables de travailler avec n’importe qui pourvu qu’il donne de l’argent… Jim W. Dean]
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Lorsque j’étais un petit enfant qui grandissait en Amérique, il y avait une comptine enfantine populaire et stupide qui s’appelait “Pop ! fait la bobine” [NdT : allusion au bruit d’un dispositif de mesure de fil pour rouet, dans une chanson évoquant les conditions de travail difficiles des premiers immigrants qui ne parvenaient pas à s’enrichir]. Un couplet disait : “Un penny pour une bobine de fil, Un penny pour une aiguille – C’est comme ça que l’argent s’en va, Pop ! fait la bobine.”
La “bobine” connue sous le nom de révolution US de la fracturation hydraulique, le boum américain récent des gaz et pétrole de schiste, qui a été vantée par l’administration Obama comme une bonne raison pour provoquer des changements de régime radicaux dans le monde musulman de l’OPEP, fait maintenant “pop!”, alors que l’argent s’en va…
L’effondrement de la révolution américaine de la fracturation, née il y a cinq ans, se produit à un rythme accéléré tandis que des emplois sont supprimés par dizaines de milliers dans tous les États-Unis ; les entreprises de pétrole de schiste se déclarent en faillite et les banques de Wall Street gèlent les nouveaux crédits à cette industrie.
La bobine du schiste en Amérique a juste fait pop!, et bientôt le bain de sang ressemblera aux lendemains de la bataille de Falkirk dans la légende de Braveheart [NdT : la bataille de Falkirk, en 1298, marqua la fin de l’épopée de William Wallace, surnommé Braveheart, lors de la première guerre d’indépendance de l’Écosse].
Conséquences non désirées
Une des conséquences indésirables des oeillères politiques que portent indubitablement aujourd’hui les personnalités dominantes de l’équipe Obama, est que leurs décisions politiques effrontées ont tendance à leur éclater à la figure avec des conséquences non désirées.
C’est comme ça avec ce pauvre et pathétique secrétaire d’État John Kerry. En septembre dernier Kerry s’est rendu en Arabie Saoudite dans le palace royal sur la Mer Rouge, pour rencontrer le roi du plus gros producteur de pétrole de l’OPEP, Abdallah, ainsi que ses conseillers dont, selon des sources bien informées, le prince Bandar “Bush” [NdT : surnommé ainsi en raison de ses liens très étroits avec la famille Bush], ancien ambassadeur à Washington et ancien chef du renseignement saoudien, responsable de la désastreuse guerre contre Assad en Syrie.
Là-bas, ils ont conclu un accord selon lequel les Saoudiens inonderaient le marché, en particulier en Asie, avec du pétrole à très bon marché de façon à provoquer un effondrement des prix. Pour Kerry et le gang des myopes d’Obama, c’était un moyen intelligent de faire d’une pierre (le pétrole saoudien bon marché) deux coups (tuer l’Iran et la Russie).
Mais loin de tuer la Russie de Poutine, ceci a accéléré de façon considérable la coopération énergétique Chine-Russie, au moyen d’énormes accords qui déplacent le marché énergétique russe de l’ouest et de l’Union Européenne vers l’est : la Chine, les deux Corées et le Japon.
Poutine a aussi ostensiblement annulé le projet européen de gazoduc South Stream, et ouvert des négociations avec la Turquie pour transformer cette nation charnière en plaque tournante mondiale de l’énergie, privant ainsi l’Ukraine contrôlée par les USA de tout rôle dans le transit du gaz russe vers l’Union Européenne.
Loin de tuer l’Iran, cette manoeuvre a accéléré la prise de contrats énergétiques entre Iran et Russie incluant de nouvelles centrales nucléaires. Et malgré les meilleures intentions de la CIA et des services de renseignement israéliens, qui ont investi tellement de temps et d’énergie pour créer les psychopathes appelés ISIS ou maintenant IS tout court [NdT : l’État Islamique], Bachar el Assad, soutenu par la Russie et l’Iran, est toujours à Damas. Pour Washington et ses néo-conservateurs pathétiques, plus rien ne semble marcher comme prévu.
Ce que ce petit jeu de choc pétrolier pas si bien étudié que ça par Washington a fait, cependant, est de déclencher une avalanche de faillites et de suppressions d’emplois dans l’industrie américaine du gaz et du pétrole, et particulièrement dans le secteur des gaz et pétrole de schiste.
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La catastrophe du pétrole de schiste aux USA
L’effondrement de l’industrie américaine des gaz et pétrole de schiste, dont je prédisais l’an dernier qu’elle serait manifeste quelque part au cours du premier semestre 2015, est déjà visible.
Et c’est juste le début d’un effet boule de neige de dettes impossibles à rembourser, de fermetures de puits de pétrole, de licenciements massifs dans l’industrie US du pétrole et du gaz au cours des prochains mois.
Selon OilPrice.com, les investissements pour l’exploration et la production pétrolière et gazière pourraient décroître de 30 pour cent cette année. Ce qui serait le plus gros plongeon depuis 1986, la dernière fois que Washington a essayé d’utiliser les Saoudiens pour faire s’effondrer les prix du pétrole.
La Bank of America prédit que les futures pour les prix du Brent tomberont à $31 à la fin du premier trimestre de cette année, plus de $5 en dessous des records de baisse de la crise financière de 2008.
En ce moment même le marché du pétrole est dans une situation perverse où, logiquement, des producteurs majeurs tels que la Russie, l’Iran ou l’Irak accroissent leur production pour compenser la baisse des prix et donc celle des revenus de l’État qui en découle. Ce qui rend la surabondance existante encore plus spectaculaire.
Les résultats aux USA commencent juste à se faire sentir. Une énorme vague de suppressions d’emplois balaye l’industrie. Le 13 janvier, la Fed de Dallas a prévu que dans le seul Texas, 140 000 emplois pourraient être supprimés.
Ceci dans un seul État, même si c’est le plus pétrolier des USA. Ce sont des emplois bien payés dans une économie qui souffre déjà d’énormes pertes d’emplois (quoi qu’en disent les chiffres frauduleux du ministère du travail US) depuis le choc de la crise financière de 2008.
Schlumberger, la plus grosse entreprise mondiale de services pétroliers [NdT : créée en 1926 par deux français], va supprimer 9000 emplois, après que son revenu net pour le quatrième trimestre 2014 a plongé de 81% suite à 1,6 milliard d’euros de pertes incluant ses actifs de production au Texas. Le second géant des services pétroliers, Halliburton, l’ancienne compagnie de Dick Cheney, et celle qui a rendu possible techniquement la bulle des hydrocarbures de schiste, a annoncé des pertes mais a refusé de dire combien.
Les sociétés de services pétroliers comme Halliburton, les fournisseurs des produits chimiques de fracturation et de l’équipement de forage, les fabricants d’acier, les entreprises fournissant le logement, toutes en ont profité. Plus maintenant.
Le boom du pétrole de schiste américain était une bulle de Wall Street, comme nous l’avons remarqué précédemment, alimentée par des taux d’intérêt nuls de la Réserve Fédérale et des banques de Wall Street cherchant désespérément à prêter de l’argent après l’éclatement de la bulle immobilière en 2008. Elles ont fait de bons gros profits en garantissant des “obligations pourries” pour les compagnies de pétrole de schiste, dont beaucoup de petites ou moyennes entreprises qui vont maintenant mourir.
Le forage et la fracturation des schistes est un business coûteux, bien plus que le forage pétrolier conventionnel. C’est pourquoi on l’appelle “non-conventionnel”.
Tant que les taux d’intérêt US étaient au plancher les six dernières années et que les prix du pétrole étaient au-delà de $100 le baril, les compagnies pétrolières pouvaient prendre des risques et les banques pouvaient prêter les yeux fermés. Mais il a fallu s’arrêter en catastrophe lorsque les revenus pétroliers ont baissé de 40 à 50% dans les sept derniers mois.
Tant que les prix étaient élevés, les entreprises de pétrole de schiste pouvaient emprunter sans se soucier du lendemain. Et elles l’ont fait. Selon une nouvelle estimation de la banque Barclays du Royaume-Uni, l’industrie pétrolière des USA et du Canada va probablement réduire ses investissements d’au moins 58 milliards de dollars, une réduction de 30% par rapport au niveau de 2014 de 196 milliards de dollars.
Cette estimation a été réalisée à partir de données récoltées en décembre lorsque le prix était à $74 le baril, avant que les coupes ne commencent à se faire sentir et que les prix plongent jusqu’à $47 le baril. Le chiffre final concernant les investissements sera bien inférieur à la fin de l’année, si les prix demeurent aussi bas. Plus les prix se maintiennent sous les $50 le baril, plus le bain de sang va s’étendre. Ils estiment que c’est l’industrie pétrolière américaine qui sera la plus touchée dans le monde. Bien joué, John Kerry and Co.
Et les prêts bancaires ont aussi freiné en catastrophe. Oups… Au temps du boum jusqu’en septembre 2014, lorsque débuta la guerre des prix saoudienne, les entreprises US et canadiennes investissaient davantage que leurs revenus, à un niveau moyen affolant de 157 pour cent. Les entreprises plus grosses sur-investissaient autour de 112 pour cent de leurs revenus. Elles compensaient la différence en émettant des obligations pourries et en empruntant à bas taux auprès des banques.
Maintenant, avec des perspectives très sombres pour une remontée des prix, les banques ferment le robinet du crédit. Les pertes vont bientôt toucher Wall Street également.
Les conséquences non désirées de la stratégie stupide de Kerry consistant à provoquer la faillite de la Russie avec l’aide des Saoudiens lui ont éclaté à la figure et pourraient bientôt engloutir la bulle du pétrole de schiste américain dans une mer d’encre rouge et de déclarations de faillite. Stupide au sens d’incapable de comprendre les connections entre toutes choses dans le monde réel.
F. William Engdahl est consultant en risques stratégiques et conférencier, il est titulaire d’un diplôme en sciences politiques de l’université de Princeton et l’auteur de bests-sellers dans le domaine du pétrole et de la géopolitique, écrivant en exclusivité pour le magazine en ligne “New Eastern Outlook” .
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Commentaire final du traducteur : il se confirme que William Engdahl est un auteur absolument majeur pour quiconque souhaite comprendre le monde trouble dans lequel nous vivons. Son aptitude à relier des événements a priori totalement indépendants (comme mai 1968 et les chocs pétroliers des années 1970, dans Pétrole, une guerre d’un siècle) ne résulte pas d’une manie à tendance paranoïaque mais bien d’une réflexion très approfondie et éminemment rationnelle sur les enjeux stratégiques, le pétrole étant l’un des plus importants sinon le plus important. Terminons sur un schéma extrêmement intéressant issu d’un de ses ouvrages, non traduit en français, Myths, Lies and Oil Wars (Mythes, mensonges et guerres du pétrole) :
Toute ressemblance avec un pays actuellement au coeur de l’actualité ne saurait être fortuite.