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(Antipresse)

Quand le moins, c’est le plus
(Antipresse)

Slobodan Despot au salon du livre à Genève en 2006

Slobodan Despot, salon du livre,
Genève, 2006

[Note de l’administrateur de ce blog : le dimanche, c’est (parfois) Antipresse et je vous livre, cette fois, la deuxième partie d’une lettre de Slobodan Despot, sans vous avoir communiqué la première, mais avec une introduction de sa plume la rendant parfaitement compréhensible. Elle traite du jeûne et me semble au cœur des problèmes de nos sociétés “modernes” ou “progressistes”, qui ont un peu perdu l’habitude de douter d’elles-mêmes.

Le jeûne dont il est question ici est à prendre au sens premier : il s’agit de privation de nourriture. J’invite cependant mes lecteurs à méditer sur des acceptions plus larges de ce terme : la privation de biens matériels, voire la privation “d’information”, particulièrement à une époque où tout objet de la vie courante se doit d’être “connecté” (pour mieux vous déconnecter du réel ?).

En exergue d’un des chapitres de ma thèse j’avais choisi cette citation de Raymond Ruyer que je trouve plus que jamais d’actualité :

“Les intoxications par l’instruction sont bien plus graves que les intoxications par les sous-produits de l’industrie. Les encombrements d’information bien plus graves que les encombrements de machines et d’ustensiles. Les indigestions de signes, plus graves que les intoxications alimentaires.”

Il me restera ultérieurement à définir plus précisément cette notion d’information, au cœur de tant de nos problèmes. Mais c’est un vaste chantier qui n’est pas encore d’actualité.]


Les promesses de la faim (2ème partie)

J’avais l’intention de développer dans ce numéro d’Antipresse la quête du «médecin intérieur» que j’évoquais la semaine dernière et dont mon séjour sur les bords du Baïkal aura été une étape déterminante.

Au fil de l’écriture et de la consultation de mes notes, pourtant, des questions sont apparues. Il n’est pas de sujet plus délicat ni plus intime que la santé. Quel «guide», quel «gourou» suis-je pour transformer mon cas personnel en exemple à suivre? De quel droit et avec quel bénéfice pourrais-je faire de mon expérience — même pas encore bien digérée — une règle universelle ?

Je caricature, bien entendu. Toute idée de doctrine ou d’embrigadement m’est étrangère. Mais elle apparaît nécessairement, ne fût-ce qu’en germe, dans l’esprit du lecteur sitôt que quelqu’un lui dit : «Voyez, moi par exemple…» et se met à lui décrire les solutions qu’il a trouvées pour organiser sa propre vie.

Des pavés sous les ronces

Je suis allé en Russie pour ouvrir… des portes ouvertes ! J’ai emprunté sous accompagnement médical un chemin spontanément parcouru par les hommes depuis la nuit des temps. Le chemin du jeûne était jadis une grand-route, il était même la voie royale menant au rétablissement simultané des équilibres du corps et de l’esprit, cet état de plénitude qui seul mériterait l’appellation de santé.

Le sort de cette voie royale ressemble à celui des glorieuses viæ romanæ dont les pavés défoncés apparaissent parfois dans nos labours ou sur les chantiers des autoroutes — en obligeant les ingénieurs à suspendre les travaux et passer la main aux archéologues. C’était davantage qu’une méthode de guérison, c’était un art de vivre en s’auscultant et s’épargnant soi-même tout en épargnant ses ressources et celles de son environnement. Une sagesse plus qu’une science, un style plus qu’une discipline.

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Quand le moins, c’est le plus

La modernité, en un mot, est le règne de la quantité. Elle ne se maintient, comme le cycliste en équilibre instable sur ses deux roues, qu’en avançant. Sa progression ne se mesure qu’en valeurs quantifiables. Pour une philosophie du «toujours plus», toute idée de restriction est incompréhensible, ou en tout cas inintéressante. Or, à chacun de ses tournants, la voie du jeûne ne cesse de proclamer que «le moins, c’est le plus» !

À force de ne rien manger du tout, on sent rapidement une surprenante satiété : manger ne nous intéresse plus au bout de trois jours. Bien sûr : vous mangez votre masse musculaire, nous répète la bienpensance scientiste, le plus souvent par la bouche des médecins. Eh non ! C’est faux : on mange sa graisse en tout premier lieu, comme la science elle-même l’a abondamment montré.

À force de ne plus ingérer aucune calorie, on sent un étonnant et durable sursaut d’énergie venu des profondeurs du corps. On a besoin de marcher, de bêcher un jardin, de s’étirer, de dessiner, de bricoler, de peindre…

À force d’ignorer ce rite majeur de nos journées d’animaux sociaux qu’est le repas, nous trouvons soudain un nouvel intérêt aux autres, dans ce qu’ils sont — ainsi qu’à à cet hôte méconnu de notre existence qu’est notre propre personne. Nous gagnons deux à quatre heures par jour de sérénité des boyaux et de la tête pour y penser.

Je pourrais énumérer les découvertes et les symptômes à l’infini — et tomber justement dans ce malaise du «gourou» que j’évoquais à l’entrée de ce texte. Je le ferai sans doute, car l’expérience est trop importante pour ne pas être partagée. Mais après une longue rumination et sous la forme d’un livre. Dans le contexte plus immédiat de cette lettre, je dois m’en tenir aux idées générales.

Les guerres de la santé

L’itinéraire que j’évoque a été préparé de longue date. En tant qu’éditeur indépendant, depuis 2006, j’ai publié une série d’ouvrages traitant des grands sujets de la santé moderne sous des angles critiques. Je n’avais pas vraiment suscité ces livres ni démarché leurs auteurs, ils étaient spontanément venus vers moi.

L’une des publications les plus remarquées des éditions Xenia, à savoir les œuvres complètes de l’éco-terroriste Theodore Kaczynski dit Unabomber, aborde elle aussi le problème du déséquilibre intérieur chronique de l’être humain dans la société industrielle. A l’automne 2009, l’ouvrage du pharmacologue Bernard Dugué H1N1 la pandémie de la peur fut le seul des 37 titres annoncés dans l’édition française et traitant de cette menace omniprésente à ne pas la prendre au sérieux et à prédire une grippe moins meurtrière que la plupart des variétés saisonnières. Il avait raison, seul contre tous. C’était une simple affaire de sang-froid, d’observation et de bon sens.

C’est avec les mêmes armes que La piqûre de trop ? de Catherine Riva et Jean-Pierre Spinosa (2010) décomposait la redoutable opération de marketing médical qui a abouti à l’instauration généralisée des vaccinations contre le cancer du col de l’utérus dans les pays industrialisés.

La santé, ou plus exactement la maladie comme état ordinaire de l’humain selon le Dr Knock, est devenue une industrie, un marché et une religion dans notre société «avancée». Hormis le bon sens et la lucidité, il faut une certaine force morale pour oser affronter les dogmes de cette institution centrale du «grand hospice» dont nous sommes tous plus ou moins les pensionnaires.

La voie du jeûne est une discipline trop archaïque et trop animale pour ce monde-là. Sa simplicité n’offre pratiquement aucune prise à l’ingéniérie et au développement. Son dépouillement élimine le profit commercial. Elle constitue, de tous ces points de vue, un véritable manifeste antimoderne.

Or j’ai pu découvrir, à partir du moment où je m’y suis intéressé, que bien des gens autour de moi la connaissaient, et la pratiquaient, sans instruction livresque. Elle s’est transmise par les voies souterraines, coutumières et familiales, qui échappent au contrôle de la science et de l’assurance. Nombre d’artistes et de sportifs, en particulier, s’y livrent sans en parler pour éviter la moquerie et la polémique.

Un itinéraire de rencontres

Entrer en jeûne ressemble un peu, toutes proportions gardées, à une entrée en résistance. On se découvre une cause commune avec des gens dont, a priori, tout nous sépare. Il y a des signes discrets, des mots de passe, des destinées humaines peu ordinaires. Mon propre itinéraire jusqu’au lac Baïkal et au-delà passe par des rencontres marquantes : Walter, le psychiatre polyglotte suisse aux idées totalement libres, Luciano, le beau vieillard toscan qui a retrouvé et maintenu sa grande forme par des jeunes d’un mois et davantage, sa fille Claudia qui a consacré sa vie dans la lointaine Russie à organiser et populariser ces méthodes. Sylvie et Thierry, les cinéastes-reporters qui ont trouvé l’angle et le ton justes pour vulgariser ce sujet malcommode. Et puis tous ces médecins bouriates et russes, hautement formés et cultivés, qui s’emploient à concilier la sagesse traditionnelle avec les méthodes modernes.

Plus loin à l’arrière-plan, l’incroyable liberté d’esprit avec laquelle le Dr Nikolaïev sut développer ses observations sous la chape de plomb de la bureaucratie soviétique, il y a 60 ans. La colossale masse d’expériences du pionnier américain Herbert Shelton. Ou l’intrépide combat de ce merveilleux écrivain d’il y a un siècle, Upton Sinclair, candide et engagé, qui consacra tant de textes et de conférences à défendre un mode de vie en voie de criminalisation dans son pays soumis à la loi des lobbies. Son livre The fasting cure (1911) demeure une lecture moralement exaltante, en plus d’être une très bonne introduction au sujet.

Pourtant, les mentalités évoluent, et rapidement. Dans les ouvrages et les documentaires qu’on y consacre, la discipline du jeûne total est symbolisée le plus souvent par un simple verre d’eau claire. Cette allégorie coupe court à bien des discussions et des dilemmes : s’agit-il d’une discipline médicale, d’une thérapie, d’un mode de vie ? Oui, mais ce n’est pas tout. C’est aussi une esthétique, proche de la nudité du zen ou de la plénitude monacale. À l’heure où la simple eau potable devient à son tour un enjeu stratégique dans un monde épuisé par la surconsommation, certaines évidences commencent à poindre de nouveau. Les voies anciennes envahies par les ronces mériteraient peut-être un peu de désherbage…

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