Fraudes scientifiques, post-vérité et techno-bureaucratie (1/2 – Groupe Jean-Pierre Vernant)

[Note de l’administrateur de ce blog : à la suite d’un jugement du CNESER du 18 mars 2019 en appel d’une sanction de première instance dont il était question ici, j’ai décidé de publier ce billet du Groupe Jean-Pierre Vernant, qui cessera bientôt son activité.

Le surcroît de travail de ces derniers jours, lié entre autres à la préparation de cette séance, ne m’avait pas laissé le temps de le signaler à mes lecteurs. Il est pourtant particulièrement d’actualité.]


“La vérité est liée circulairement à des systèmes de pouvoir qui la produisent et la soutiennent, et à des effets de pouvoir qu’elle induit et qui la reconduisent.”

Michel Foucault

“Die Erfahrung ist im Kurse gefallen.” (Le cours de l’expérience a chuté.)

Walter Benjamin

“The ideal subject of totalitarian rule is not the convinced Nazi or the convinced Communist, but people for whom the distinction between fact and fiction (i.e., the reality of experience) and the distinction between true and false (i.e., the standards of thought) no longer exist.”

Hannah Arendt [0]

L’année qui vient de s’écouler a été rythmée par les révélations de la presse dans des affaires de méconduite scientifique touchant la sphère dirigeante du CNRS, aussi bien dans la production d’articles que d’“enquêtes” complaisantes, inexistantes ou étouffées selon les cas. La réputation de l’établissement n’a pas seulement été entachée en France, les revues internationales Nature et Science s’étant fait l’écho des errements de trois directions successives du CNRS [1]. Pour analyser cette séquence, il convient d’écarter d’emblée deux écueils : l’indignation d’ordre moral et l’opinion sur le fond de ces affaires. Pour tenter d’en mettre au jour les dimensions systémiques, nous proposons un détour par l’histoire sociale de la production de connaissances scientifiques, en nous penchant sur la question du crédit accordé au récit d’expériences, c’est à dire à la question de leur certification. Dans la seconde partie de ce billet, nous partirons, au contraire, des affaires de fraude et de falsification qui ont touché la techno-bureaucratie de la recherche pour éclairer les mutations en cours des normes, des mécanismes et des instances constitutives d’une nouvelle “gouvernance de la vérité”.

Première partie.
Histoire synthétique de la discursivité scientifique.

Conformément à la tradition aristotélicienne, la théorisation scientifique s’est appuyée jusqu’à la fin de la Renaissance sur l’expérience commune. L’utilisation de dispositifs instrumentaux, faisant apparaître des phénomènes échappant aux perceptions ordinaires, apparaît au 17e siècle [2]. Le remarquable Sidereus Nuncius, publié en 1610 par Galilée [3], frappe par sa modernité, non seulement par les idées qui s’y trouvent et par l’organisation du texte et des illustrations selon une rationalité très proche d’un article d’aujourd’hui, mais aussi par d’autres caractéristiques qui nous amènent à notre sujet [4]. La représentation de la Lune qui y figure est manifestement maquillée par rapport à la réalité : le terminateur, cette ligne qui sépare l’ombre de la lumière, passe par un immense cratère d’impact, aussi parfait que fictif, et présente des corrugations accentuées d’un ordre de grandeur, qui amplifient d’autant le relief réel [5]. L’urgence, seule, justifie Galilée, a empêché de fournir les détails : “Ulterius progredì temporis angustia inhibet ; plura, de his brevi candidus Lector expectet.” Il inaugure ainsi la longue tradition des promesses non tenues d’articles longs à venir, en complément de lettres. Autre marque de modernité, le Sidereus Nuncius s’ouvre par les remerciements aux pourvoyeurs de fonds, sous forme d’une dédicace des satellites de Jupiter aux Médicis, flatterie à Cosme — le cosmique — à des fins immédiatement intéressées [6]. Ceci nous amène à émettre une première hypothèse : la certification de l’expérience scientifique se joue au sein de l’espace que les savants tentent collectivement de ménager avec les pouvoirs et les intérêts nécessaires à leur activité. La rétractation de Galilée après son passage devant une “commission d’enquête” inquisitoriale [7][8] suffit à témoigner de la violence qui se joue dans ces rapports de proximité, depuis l’invention même de l’expérience scientifique.

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