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L’État (des) juif(s)

Theodor Herzl

Theodor Herzl

Le genre : “antisémitisme” autorisé (car juif).

À l’heure où certains essaient – avec des sabots de plus en plus gros – de faire taire toute critique du sionisme en l’assimilant à de l’antisémitisme, il est utile de se plonger dans le manifeste que rédigea en 1896 – juste après le début de l’affaire Dreyfus – un homme présenté aujourd’hui comme le fondateur du sionisme politique, Theodor Herzl. Son titre original – en allemand – est der Judenstaat, qu’on devrait traduire par l’État des juifs, mais certains éditeurs préfèrent titrer l’État juif. Bien entendu, Herzl ne connut jamais la création de l’État d’Israël, puisqu’il est mort en 1904. Sa vision de ce que devait être selon lui l’État des juifs n’en est que plus intéressante, car elle permet de mesurer l’écart entre son rêve et la réalité d’aujourd’hui.

La première surprise, pour le lecteur contemporain, vient du sous-titre : Versuch einer modernen Lösung der Judenfrage, c’est-à-dire Tentative d’une solution moderne de la question juive. Quiconque ose aujourd’hui, dans nos media intellectuellement stériles, ne serait-ce qu’évoquer l’idée d’une “question juive” (ou d’un “problème juif”, ce qui revient au même), se fait immédiatement taxer d’antisémitisme et descendre en flammes par le prêt-à-penser politico-médiatique. Pour celui qui est aujourd’hui considéré comme un héros en Israël, c’était pourtant une évidence, et la motivation première de son travail.

Une analyse lucide des causes de l’antisémitisme

Herzl était en effet convaincu d’une chose : les juifs étaient incapables de véritable assimilation dans les “pays-hôtes”, et le seul moyen de mettre un terme à leurs persécutions – mais aussi de satisfaire les antisémites, mot qui semble sous sa plume purement descriptif et non nécessairement péjoratif – consistait à créer un État où ils se rassembleraient et seraient, enfin, véritablement chez eux. Ainsi peut-on lire dès l’introduction :

Je crois comprendre l’antisémitisme, qui est un mouvement très complexe. J’envisage ce mouvement en ma qualité de Juif, mais sans haine et sans peur. Je crois reconnaître ce qui, dans l’antisémitisme, est plaisanterie grossière, vulgaire jalousie de métier, préjugé héréditaire, mais aussi ce qui peut être considéré comme un effet de la légitime défense. Je ne considère la question juive ni comme une question sociale, ni comme une question religieuse, quel que soit d’ailleurs l’aspect particulier sous lequel elle se présente, suivant les temps et les lieux. C’est une question nationale, et, pour la résoudre, il nous faut, avant tout, en faire une question politique universelle, qui devra être réglée par les conseils des peuples civilisés.

Un peu plus loin, une analyse sociologique des “associations de bienfaisance” juives ferait sans doute bondir leurs représentants contemporains :

Actuellement, beaucoup de citoyens chrétiens – on les appelle antisémites – peuvent protester contre l’immigration de Juifs étrangers : les citoyens israélites, eux, ne le peuvent pas, bien qu’ils soient atteints beaucoup plus durement par cette immigration. Ils ont en effet à supporter la concurrence d’individus qui se trouvent dans des conditions économiques identiques aux leurs, et qui, par-dessus le marché, importent encore l’antisémitisme ou renforcent celui qui existe. C’est là, pour les assimilés, une douleur secrète qui se traduit par des entreprises “bienfaisantes”. Ils créent des associations d’émigration pour les Juifs qui se disposent à retourner dans leur pays. Ce phénomène constitue un contresens qu’on pourrait trouver comique, s’il ne s’agissait d’hommes qui souffrent. Certaines de ces associations de secours n’ont pas été créées pour, mais contre les Juifs persécutés. Il faut surtout que les pauvres soient transportés très rapidement et très loin. Et c’est ainsi que, par une observation attentive, on découvre que plus d’un ami des Juifs en apparence n’est en réalité qu’un antisémite d’origine juive, déguisé en bienfaiteur.

Le premier chapitre (Considérations générales) analyse les causes de l’antisémitisme et ébauche le projet sioniste. On y trouve, déjà, la lucide analyse de “l’anormalité” sociologique juive, telle que l’exprime par exemple aujourd’hui avec une grande franchise Gilad Atzmon :

Les peuples chez lesquels habitent des Juifs sont, sans exception, ouvertement ou honteusement antisémites.

Le peuple n’a pas et ne peut pas avoir la compréhension historique. Il ne sait pas que les nations européennes doivent payer à présent les péchés du Moyen-Âge. Nous sommes ce qu’on a fait de nous dans le ghetto. Nous avons sans aucun doute acquis une supériorité dans les affaires d’argent, parce qu’on nous y a confinés au cours du Moyen-Âge. Maintenant, le même fait se reproduit. On nous pousse à nouveau au trafic de l’argent, qui, présentement, s’appelle la Bourse, en nous fermant toutes les autres branches d’industrie. Mais le fait d’être dans la Bourse deviendra pour nous une nouvelle source de mépris. De plus, nous produisons incessamment des intelligences moyennes qui demeurent sans débouchés, et qui, par cela même, constituent un danger social, au même titre que les fortunes grandissantes. Les juifs cultivés et sans fortune vont tous aujourd’hui naturellement vers le socialisme. La bataille sociale devrait donc, en tout cas, être livrée sur notre dos, puisque nous nous trouvons, aussi bien dans le camp capitaliste que dans le camp socialiste, sur les points les plus exposés.

L’idée que l’antisémitisme naît de la structure particulière de la société juive, qui contrôle les deux extrémités sociologiques des sociétés-hôtes (le haut, par la finance, et le bas, par l’activisme politique prolétarien) est à nouveau résumée quelques pages plus loin :

Parmi les populations, l’antisémitisme grandit de jour en jour, d’heure en heure, et doit continuer à grandir parce que les causes continuent à exister et ne sauraient être supprimées. La causa remota est la perte de notre assimilabilité, survenue dans le moyen-Âge ; la causa proxima, notre surproduction en intelligences moyennes, qui ne peuvent ni effectuer leur écoulement par en bas, ni opérer leur mouvement ascensionnel par en haut – du moins de façon normale. En bas, nous devenons révolutionnaires en nous prolétarisant et nous formons les sous-officiers de tous les partis subversifs. En même temps, grandit par le haut notre redoutable puissance financière.

Difficile de mieux expliquer le ras-le-bol que peuvent inspirer aujourd’hui aussi bien Goldman Sachs que Cohn-Bendit !

Une solution ouverte et non coloniale

Quiconque pense aujourd’hui que Theodor Herzl envisageait de coloniser la Palestine se trompe doublement.

D’abord parce que la Palestine ne constituait pour lui qu’une des solutions possibles pour l’établissement d’un foyer juif (même s’il concevait qu’elle puisse mieux que d’autres motiver les juifs pour des raisons religieuses évidentes), l’autre proposée dans l’ouvrage étant l’Argentine. Il présentera également au sixième congrès sioniste de Bâle en 1903, le projet Ouganda sur proposition britannique.

Ensuite parce qu’il n’était pas question, pour lui, de coloniser par la force quelque pays que ce soit : bien au contraire, il ne pouvait s’agir que d’acheter des terres, de façon parfaitement commerciale et pacifique, par l’intermédiaire d’une Jewish Company basée à Londres. Certaines phrases feront bondir le lecteur contemporain, abreuvé au refrain “antisémitisme = mal absolu” :

Il a déjà été dit que d’honnêtes antisémites devront être associés à l’oeuvre pour y exercer en quelque sorte un contrôle populaire, tout en conservant leur entière liberté, précieuse pour nous.

D’autres, sur les meilleurs moyens de déplacer des foules sans effort, feront sourire tant elles illustrent avec humour le génie juif pour le marketing, que rappelle également Gilad Atzmon :

Je vais vous rendre le fait sensible par un exemple plaisant. Un de ces bienfaiteurs, que nous appellerons le baron, et moi, nous voudrions avoir, par une chaude après-midi de dimanche, une foule dans la plaine de Longchamp, près de Paris. En promettant à chacun 10 francs, le baron emmènera pour 200 000  francs vingt mille malheureux individus en transpiration, qui le maudiront de leur imposer ce tourment.

Moi, par contre, avec ces 200 000 francs, j’institue un prix pour le cheval le plus rapide. Après quoi, je tiendrai les gens éloignés de Longchamp par des barrières. Qui veut entrer doit payer : 1 franc, 5 francs, 20 francs.

Le résultat sera que j’y conduirai un demi-million de personnes. Le Président de la République s’y rendra en attelage à la Daumont, la foule éprouvera du plaisir et se divertira par elle-même. Ce sera là pour la plupart, malgré le soleil ardent et la poussière, un agréable exercice en plein air. Et moi, pour ces 200 000 francs, j’aurai fait, tant comme prix d’entrée que comme droit de jeu, un million de recettes. J’aurai, quand je le voudrai, les mêmes gens à Longchamp et la baron ne les aura pour rien au monde.

Une utopie peu réaliste

Le manifeste de Herzl laisse transparaître une vision du monde très typée fin du dix-neuvième siècle, avec ce que cela comporte de foi inébranlable dans le progrès technique et dans la science, mais également un certain mépris pour des fonctions sociales jugées “inférieures”, comme la paysannerie. On est encore loin des mouvements écologistes et de retour à la terre engendrés par les excès techno-scientifiques du vingtième siècle… Ainsi peut-on lire, dans un style qui passe aujourd’hui pour brutal :

Mais celui qui veut faire des juifs cultivateurs se trouve dans une étrange erreur. Le paysan est une catégorie historique. On reconnaît surtout cela à son costume qui, dans la plupart des pays, est vieux de plusieurs siècles, ainsi qu’à ses outils, qui sont exactement les mêmes que du temps de ses premiers ancêtres. La charrue n’a pas changé, il sème en prenant le blé dans son tablier, moissonne avec la faux légendaire et bat le blé avec un fléau. Mais nous savons que, pour tout cela, existent à présent des machines. Aussi bien la question agraire n’est-elle qu’une question de machines. L’Amérique doit vaincre l’Europe, de même que la grande propriété foncière anéantit la petite.

Le paysan est donc un type appelé à disparaître. Si l’on conserve le paysan artificiellement, c’est à cause des intérêts politiques qu’il a à servir. Vouloir faire de nouveaux paysans d’après la vieille recette, c’est une entreprise impossible et folle. Il n’est au pouvoir de personne de faire reculer violemment la civilisation. Déjà la seule conservation d’un état de choses vieilli est une tâche énorme, pour laquelle tous les moyens de gouvernement dont disposent même les pays régis autocratiquement suffisent à peine.

Veut-on, par conséquent, demander au Juif qui est intelligent, de devenir un paysan de la vieille roche ? Ce serait exactement comme si on lui disait : “Tiens voilà une arbalète ; pars pour la guerre.” Eh quoi ? Avec une arbalète alors que les autres ont des fusils petits calibres et des canons Krupp ? Dans de pareilles conditions, les Juifs dont on veut faire des paysans ont parfaitement raison de ne pas bouger. L’arbalète est une belle arme qui me prédispose aux sentiments bucoliques, lorsque j’ai des loisirs, mais sa place est dans un musée.

Sans doute est-ce par ce genre de passage qu’on mesure le caractère daté et utopique du sionisme politique de Herzl. Croyance quasi religieuse dans le Progrès scientifique et technique, qui permettra de résoudre l’épineux problème de la structure sociale “anormale” de la société juive (analysée de façon très franche et directe par Gilad Atzmon), en employant les “intelligences moyennes” pour exécuter des tâches traditionnelles et pénibles, comme l’agriculture, mais de façon “moderne” grâce à la puissance des machines.

Or, comme le dit dans son style lapidaire Alain Soral, on ne fait pas un pays avec des pharmaciens et des ingénieurs. L’échec de la société israélienne, dont la violence et la paranoïa feraient certainement aujourd’hui pleurer de désespoir Herzl lui-même, tient sans doute bien plus à cette bête contrainte sociologique qu’à un “antisémitisme” intrinsèque (inventé) des populations locales colonisées ou voisines : non seulement l’État des juifs n’a pas réussi à faire diminuer le ressentiment des populations européennes envers certains juifs (parmi les élites financières et les prescripteurs d’opinion, notamment), mais il a exporté ce ressentiment chez des populations qui n’avaient rien demandé (et parfaitement innocentes des persécutions européennes envers les juifs), par son incapacité à vivre économiquement et socialement sur une base durable. Le “miracle” israélien a bien plus à voir avec l’artificialité destructrice de Las Vegas qu’avec la symbiose productive de la permaculture.

Ce n’est un secret pour personne qu’Israël est aujourd’hui un État hors-sol, maintenu en vie de façon artificielle par les réseaux financiers, politiques et médiatiques d’un Occident impérialiste qui a souhaité sa création non pour protéger les juifs, mais pour contrôler le Moyen-Orient, ses routes stratégiques et ses ressources pétrolières. On est très loin de l’utopie, peut-être idéologiquement discutable et sociologiquement irréaliste, mais plutôt noble, de Herzl. Lire l’État des juifs est aujourd’hui une façon de plus de prendre conscience des mensonges médiatiques et des réécritures de l’Histoire.

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