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Chroniques des sciences inhumaines et asociales (épisode 4)

[Note de l’administrateur de ce blog : vous pourrez retrouver les précédents articles de mon collègue scientifique, de nom d’artiste Cadet Roussel, ici, ou encore .

Les sujets traités sont variés, mais toujours motivés par une aversion pour le mensonge, surtout lorsqu’il sert à dissimuler, voire à justifier des crimes. Avertissement : allergiques à l’humour noir, passez votre chemin.]


Épisode 4

Bon boulot

 

On se lève tôt à la campagne. Tradition datant du temps pas si lointain des fermes paysannes : le coq chantait, les vaches meuglaient, il fallait quitter son lit, avaler un bol de café et aller soigner les bêtes. Chaque jour le labeur immuable reprenait pour ces vies vouées au travail. À présent les étables sont fermées, les granges servent de garage. Le boucher ne tue plus ses bêtes dans la cour ; le sang ne caille plus dans le caniveau. Les épiceries ont disparu, chacun va faire ses achats en voiture au supermarché, dans la zone commerciale hideuse qui a mangé des hectares de bonne terre à la sortie de la ville. On n’attend plus le car sous l’auvent, et si l’on a oublié d’acheter une motte de beurre, on y retourne. Même les bistrots de village ne sont plus que des souvenirs ; si l’on boit, c’est devant la télé qui diffuse des nouvelles sur Alep mise à feu et à sang par Bachar le Boucher et Vlad le Terrible, actuels points à effacer de l’Axe du mal.

À la fin de l’été, j’allai dans le village natal de mon grand-père paternel, où une maison de famille nécessitait des travaux. J’arrivai tard le soir et allai me coucher aussitôt.

Six heures et demi, le matin : une voix claironnante « J’ai vu ta voiture garée devant la porte, alors je suis venue te dire bonjour ! ». La cousine qui cultive le jardin, pour s’occuper. Une cousine comme on est cousins à la campagne ; son grand-père était cousin germain de mon arrière-grand-père. Ou peut-être cousin issu de germains, on en discute dans la famille, ou plutôt on en discutait car le retraité généalogiste a tranché le débat dans un sens dont je n’ai pas gardé souvenir. Je me lève d’un bond, prépare le café et sers la cousine qui me raconte les plus récentes nouvelles des siens. Oui, les petits-enfants vont bien, les aînés ont déjà des compagnes ou des compagnons, ils ont du travail, on n’a pas à se plaindre, tout le monde ne peut en dire autant. Bientôt ce sera l’ouverture, alors on se prépare : ils graissent les fusils et promènent les chiens. Ils m’ont demandé de ravauder les poches de leurs vestes, déchirées aux branches l’an dernier ; cela m’occupe, et puis cela me fait plaisir de les voir contents. Il y a du lièvre et du sanglier.

– Du sanglier, ici, dans cette campagne ?

– Ah, non, tu penses-bien. Ici, depuis le remembrement, un merle ne trouve plus où faire son nid, sauf dans le petit bois de la Peue. On a bien planté une haie le long du grand chemin, mais pas plus pour ne pas gêner les tracteurs. Tu sais, c’est des monstres : cent cinquante chevaux, parfois plus ; il paraît qu’il faut cela pour l’agriculture maintenant. Quand j’étais gamine, on était content d’avoir vingt quintaux à l’hectare. Dans les années soixante, avec les engrais chimiques, on a eu quarante et papa se demandait si ce n’était pas trop demander à la terre. À présent, les terres c’est plus que de la chimie et il n’y a plus de papillons, mais c’est cent-vingt quintaux qu’ils tirent, et il en faut quarante rien que pour payer les frais : c’est que ça coûte ces machines. Et si tu savais la quantité de gasoil ! C’est que ça boit ces grosses bêtes-là. Bien plus que mes vaches ne buvaient, rapport à la taille. Des monstres je te dis, aussi larges que les chemins ; il leur faut de la place et les arbres, ça les gênerait. Alors le conseil municipal a renoncé à mailler les haies ; ça reste comme ça. C’est dommage, car l’hiver quand le vent souffle, qu’est-ce qu’il fait froid ! Ce n’était pas comme ça avant.

Alors les enfants vont chasser en Puisaye, avec la voiture c’est facile et il y a de tout là-bas. Du chevreuil aussi, mais il faut des bracelets, c’est normal, on ne tire pas ce qu’on veut. Il faut se restreindre pour ne pas gâcher. C’est la chasse, pas la guerre comme ces horreurs qu’on voit à la télé, je n’y comprends rien. Le ministre, je ne sais plus son nom, tu sais, le chauve qui a succédé à un autre chauve… Comment dis-tu ? Fabius ? Oui c’est ça ; et l’autre ? Ah, oui, tu as raison, Juppé, cela me revient maintenant. Et bien le ministre – le deuxième chauve – il a dit que des gars faisaient bien d’en tuer d’autres. Quelle pitié d’entendre ça ! Comme si c’étaient pas des gens.

La conversation continua, et je m’éveillai peu à peu. Encore une demi-heure de causette, et il fallut couper court précipitamment ; la cousine avait une tâche urgente, une de ces tâches qui peut attendre indéfiniment – arroser les bégonias, recoudre un bouton, repasser une nappe d’autel (car c’est la messe annuelle dans l’église bientôt) – mais une tâche qu’il est urgent de rendre urgente afin de se donner encore un tempo, un horaire, un rythme, dans une vie de fermière honoraire qui n’a plus de contraintes, plus de lapin à occire et dépouiller, ni la fierté de laver chaque jour ses vaches (« Les nôtres étaient toujours les plus propres »).

On s’embrasse, on se quitte.

Un mois après, je reviens voir l’avancement des travaux. Le maçon me montre son ouvrage, et puis nous parlons politique. Qu’est-ce que ça va devenir tout ça ? Et ces guerres qu’ils font les Américains, cela va-t-il finir ? Quinze ans qu’ils y sont là-bas comme si c’était chez eux. Et voilà maintenant que la France y va aussi ; il faudrait bien que ça cesse, parce qu’il y a déjà assez de problèmes ici. Il ne faudrait pas en rajouter. Et puis ça pourrait tourner mal.

Nous regardons ensemble les travaux à finir, puis je vais voir la cousine. Elle est dans sa cuisine et m’accueille toute en sourires. Oui, tout va bien, je te remercie. Alors vos travaux avancent, c’est bien ; le maçon est un homme sérieux, je te l’avais dit, avec lui cela ne traîne pas, ni les devis, ni le travail, ni les factures !

– Et la chasse ?

– Ah, eh bien, ils étaient contents ! Ils ont bien tué.

« Ils ont bien tué ». La joie des chasseurs, et le bon repos à la fin d’une belle journée d’automne. Le repas des chasseurs, et des chasseresses aussi, car les femmes ne restent plus à la maison à faire chauffer la soupe en attendant le retour, et désormais ne suivent pas seulement leur homme mais tirent aussi avec plaisir. Deux sangliers et plusieurs lièvres. Oui, vraiment, ils ont bien tué. Cela mérite bien un bon repas.

Et qu’est-ce qu’il a dit le ministre, à la télé ?

« Sur le terrain, les gars d’Al Nosra font du bon boulot ! ». Quelques bombardements pour commencer, et quelques égorgements en plus pour parfaire une journée en plein air.

Oui, vraiment, ils ont bien tué.

Concluons : Pour un ministre chauve, le ravage d’un pays naguère encore ami, le massacre et l’exil, les égorgements, les bombardements, les mutilations, l’eau polluée, les ruines qu’il faudra trente ans pour relever, tout ça c’est une bonne partie de chasse.

Du bon boulot qui vaut bien un bon banquet.

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